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Peyrebeille est un hameau isolé, entouré de forêts sauvages. Paysage
hostile, routes tortueuses, maisons basses, climat rude. C'est en ce lieu désolé que Louis Breysse installe sa famille et élève ses enfants.
En cette fin de XVIIIe siècle, La région est mal fréquentée. La bande à Duny sème la terreur dans les campagnes. Louis Breysse cultive ses
terres et tient auberge. Les malfrats s'arrêtent parfois pour boire un verre dans sa ferme du Coula.
Pierre Martin, un jeune fermier, est saisonnier à Peyrebeille. Il s'entiche de Marie, la fille de Louis Breysse. Le cultivateur n'a pas
les moyens d'offrir une dote à son enfant. Qu'importe, Pierre Martin et Marie Breysse se marient en 1795. Le jeune couple s'installe à
Chabourziale, village dont Pierre Martin est originaire. Ils louent une ferme. Trois naissances grossissent la famille. D'abord un garçon, qui
ne vit pas, puis deux filles, Jeanne-Marie en 1800 et Marguerite en 1805.
En 1808, Pierre Martin et Marie Breysse quittent Chabourziale et emménagent à Peyrebeille. Ils succèdent aux parents de Marie Breysse en
tant que métayers. Ils cultivent la terre, élèvent du bétail et accueillent les voyageurs dans la ferme du Coula.
Peyrebeille est sur la voie qui relie le Puy à Clermont. Pendant la belle saison, il s'écoule rarement plus de quinze minutes sans qu'un attelage ne se présente sur la route. Martin, qui a le sens du commerce, juge le lieu propice aux affaires. Il achète les terrains et les vieilles bâtisses de ses voisins. Il s'agrandit, fait construire écuries, remise et logements. En 1818, l'auberge de Peyrebeille ouvre ses portes. Vaste bâtiment gris, au toit de tuiles rouges, l'auberge fait face au chemin qui mène à Coucouron, chef lieu de canton. La remise est imposante : Trente mètres de longueur, larges portes à deux battants, une entrée sud et une entrée nord afin que les voitures puissent pénétrer par un côté et de sortir par l'autre. Le logement est modeste mais correct pour l'époque et pour la région. Le rez-de-chaussée est divisé en trois pièces. La salle principale s'étend sur environ 25m². Elle est éclairée par une fenêtre et possède une large cheminée. Cette pièce sert à la fois de cuisine et de salle à manger. Une porte à gauche donne accès à la salle de réception, réservé aux clients importants. Une troisième pièce, en enfilade, sert de buanderie. Un escalier de bois relie la pièce principale à l'étage. Six chambres de tailles inégales sont à disposition des voyageurs. Une alcôve, meublée d'une armoire lit, communique avec la grange à foin. L'auberge est bien conçue. Elle est basse pour protéger du vent et du froid, allongée, solide.
Dès ses débuts, l'auberge de Peyrebeille jouit d'une bonne réputation. La remise est pratique, la table est bonne et la nourriture variée. Pierre Martin n'a pas renoncé à ses activités agricoles. Il possède un cheptel de bêtes à cornes. On le dit travailleur et économe.
La réussite des aubergistes fait des envieux. Ils achètent des biens,
modernisent leur propriété, font régulièrement des dons au clergé, participent financièrement à l'agrandissement de l'église de Lanarce,
bref, vivent aisément. Pendant l'hiver, leurs filles fréquentent le pensionnat des Sœurs de la Visitation, à Thueyts. À la belle saison,
elles regagnent Peyrebeille. Malgré leur scolarisation, elles ne possèdent que peu d'éducation et sont quasi illettrées. La plus jeune,
Marguerite, est la plus jolie. Le 26 janvier 1826, elle épouse Philémon Pertuis, originaire du hameau de Mazemblard. Philémon est, dit-on, fils
d'un Juge de Paix. Un beau mariage pour une fille de paysans. Dans un premier temps, le couple vit à l'auberge de Peyrebeille. Ils y ont trois
enfants. En 1830, ils s'installent à La Fayette et ouvrent une auberge. Jeanne-Marie est de réputation légère. Deux hommes la courtisent. Jean
Rochette, auquel elle est implicitement promise, et Jean Robert, un garde forestier. Pourtant, le 07 février 1831, elle épouse un
cultivateur du nom de Deleyrolles. Le couple s'installe au Mas de Balayère, près des Vans, commune dont Monsieur est originaire. Pour son
mariage, Jeanne-Marie reçoit une dot de 20 000 Francs, en partie constituée de biens immobiliers.
Désormais seuls, l'auberge semble grande à Pierre et Marie Martin. En juillet 1831, ils se retirent des affaires. Louis Galland achète
l'auberge. Maître Enjolras, de Montlor (est-ce la même famille que Jean-Antoine Enjolras ?), s'occupe de la transaction. Le vieux couple
réintègre la ferme du Coula, à une cinquantaine de mètres seulement de leur ancienne auberge. Ils hébergent encore quelques clients, les plus
fidèles, et poursuivent leur activité agricole. Louis Galland ne craint pas la concurrence. Il sait que son auberge bénéficie d'une bonne
réputation. En 1831, une quinzaine de personnes vivent au hameau de Peyrebeille.
Pierre Martin, sa femme et son domestique sous les verrous, les langues se délient et les souvenirs refont surface. Chacun y va de son anecdote.
Les commérages battent la campagne. Morts et disparitions s'agglutinent autour de Peyrebeille.
L'auberge devint un lieu sordide et dangereux. Les portes des placards muraux, semblables aux portes d'accès, dupent le visiteur qui ne sait
par ou s'enfuir. L'escalier, raide, est trop étroit pour monter à deux. En cas de chute, on s'assomme inévitablement sur une large poutre en
saillie du mur. Les aubergistes stockent des cadavres dans les recoins. Les corps des victimes sont brûlés dans la cheminée de la buanderie ou
abandonnés dans la neige, le long des routes.
Les victimes ? On les compte par dizaines, comme si le nombre de morts rendait l'affaire plus spectaculaire. Pour la plupart, ce sont des
anonymes. On parle aussi d'un riche marchand juif, d'un Préfet, de son épouse et de son fils. Un Préfet s'est effectivement arrêté à Peyrebeille, quelques mois
après l'arrestation des aubergistes. Il s'agissait du Baron Haussmann. Il a regagné Paris sans difficulté.
Les personnalités des accusés sont passées au crible. Leurs identités et leurs parcours varient au gré des rumeurs :
Pierre Martin est né en 1773 à La chapelle-Saint-Philibert. Sa famille était originaire du hameau de Blanc, près de Coucouron, d'où son surnom : «Martin-Blanc».
Il est le dernier enfant d'une fratrie de quatre garçons. Deux de ses frères ont mal tourné. Jean et André Martin,
étaient membres de la bande à Duny. André fut exécuté à Privas et Jean fut condamné à dix ans de galères. La légende veut que Jean Martin ait
sauvé la vie d'une domestique, Marie Breysse, lors du pillage de la ferme de Barre. Au procès qui suivit, la jeune femme témoigna en faveur
de son protecteur. Est-ce ainsi qu'elle fit la connaissance de Pierre Martin ? Baptiste, le troisième frère, était fermier. Une généalogie qui
ne plaide pas en la faveur de Pierre Martin... À cela s'ajoute des balivernes sans fondement. Pierre Martin aurait fait de la prison dans
sa jeunesse. Il se serait évadé de Saint-Péray et aurait mené une existence trouble et vagabonde, montrant des bêtes sauvages et des
nègres dans les foires et les villages.
Jean Rochette, est né en 1785 au hameau de Banne, sur la commune de Mazan. Il mesurait un mètre soixante-dix, ce qui était grand pour
l'époque. Châtain, aux yeux gris et au teint buriné, il était le domestique du couple Martin. On lui prête une aventure avec Marie
Breysse. Pourtant, c'est à la fille de ses maîtres, Jeanne-Marie, que Jean Rochette était promis. La littérature fit de lui un noir surnommé
Fétiche, probablement pour «coller» avec le profil de Pierre Martin, montreur de nègres.
Brun l'Enfer : Louis Brun n'est pas un protagoniste de l'affaire Peyrebeille et pourtant, son nom fut mainte fois associé à celui de
Pierre Martin. Arrêté pour vol en 1792, ce truand passa quelques mois en détention. Libre, il se découvrit une vocation d'aubergiste et tint
commerce au lieu-dit l'Amarnier, sur la commune de Meyras, tout près de Peyrebeille. À temps perdu, il était chef d'une bande qui détroussait
les voyageurs, les étranglait et les jetait dans la rivière. En 1812, Vacher est attaqué. Laurent Suchon désigne Brun comme coupable. En 1815,
Suchon est assassiné suite à une soirée arrosée chez Louis Brun. Jean Volle et Valentin Dufaux accusent Brun et le surnomme l'Enfer. Le 15
octobre 1824, Dufaux disparaît. Le 03 novembre 1824, Louis Brun et ses complices sont arrêtés. Le 13 décembre 1825, l'Enfer est condamné à mort
par le tribunal de Privas mais la sentence est annulée suite à un vice de procédure. Le 26 mai 1826, le tribunal de Nîmes le condamne de
nouveau à la peine capitale. Louis Brun clame son innocence tout au long de son procès ce qui ne l'empêche pas de monter sur l'échafaud le 2 août
1826 à Meyras. Peu avant de mourir, il lance une phrase énigmatique : «On tue l'enfer mais on laisse vivre le diable». Et si le diable,
c'était Pierre Martin ?