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Nous
avons vu à la page précédente que l'on a évoqué la possibilité d'un long entraînement à la marche dans la boue pour expliquer le phénomène et
surtout l'absence de douleur et de brûlures. Nous croyons tout à fait pouvoir dire deux choses à ce sujet : cette explication n'est
absolument pas tirée par les cheveux et elle fait probablement effectivement partie de la solution du problème. Mais elle n'en
constitue justement qu'une partie insuffisante à tout expliquer.
Je me souviendrai toute ma vie d'un job d'étudiant que j'avais décroché jadis dans la région de Lessines. Dans le grand laboratoire
américain qui portait alors le nom de Travenol (devenu aujourd'hui Baxter - mais ça a encore changé entre temps...) se trouvait une section de production de gants
d'examen en vinyle et en latex. La production se faisait en grande partie de manière automatisée, mais des ouvriers demeuraient indispensables afin
d'enlever les gants, fraîchement sortis du four, de moules qui défilaient devant eux. On en retirait ainsi 25 à la minute, il y
avait 12 ouvriers en permanence qui travaillaient 24 heures sur 24 (en se relayant quand même, évidemment !). Les débutants faisaient
invariablement connaissance avec ce travail de la manière la plus douloureuse qui soit. Pas moyen de l'éviter (on a tout essayé !), à
cause de la température des gants et du mouvement répété, on attrapait des cloques au bout des doigts. Comme il était impossible de
réaliser un travail correct avec des sparadraps, il fallait bien supporter la douleur. Les cloques finissaient toujours par percer
et les doigts à s'endurcir, mais en attendant il n'était pas rare que l'on passe des nuits blanches, non seulement à cause de la douleur mais
aussi à rêver à ce même mouvement réitéré des centaines de fois par jour.
Mais quelques jours plus tard, pénibles bien sûr, les choses s'arrangeaient : une certaine insensibilité s'installait et tout devenait
beaucoup plus facile. Les doigts étaient devenus pratiquement insensibles à la chaleur et l'on pouvait enlever des casseroles du feu
en les tenant par les parties métalliques ! Tout cela avait son petit côté cruel ou sadomaso si vous préférez, mais au bout de quelques
temps on y pensait plus et on riait des malheurs des nouveaux qui suivaient le même chemin obligé que nous...
Nous sommes donc forcément d'accord pour prétendre qu'il n'est pas faux de croire que ce genre de choses participe à l'insensibilité des
nestinari. Mais il faut bien aussi relativiser les choses : la résistance à la chaleur avait ses limites. Par exemple, il n'était
pas question de prendre un objet brûlant en main pendant dix minutes comme dans le cas de l'exemple de la danse du feu (mais avec les pieds
dans ce cas-ci) et la température ne variait pas entre les 400 et les 800°. En outre, l'exemple de l'entraînement dans la boue nous
semble inapproprié car où réside réellement le rapport avec la chaleur ? D'autre part, on voit mal quelle occupation les Bulgares pourraient
trouver pour entraîner leurs pieds à cette fonction. Il est peu vraisemblable que ceux-ci répètent durant l'année et entretiennent donc
cette insensibilité qui, si elle s'acquiert en quelques jours, disparaît également au bout "d'un certain temps" si l'entraînement fait défaut
pour laisser la place à une sensibilité normale. La manifestation n'ayant lieu qu'une fois l'an... on comprend que cette explication ne
suffise pas.
Sur un plan strictement médical, cette hypothèse n'est
pas complètement farfelue. Il est connu en effet que la vasoconstriction peut engendrer des variations dans les degrés de sensibilité. Un
exemple très terre à terre réside dans les effets de la nicotine (et les Bulgares sont connus pour être souvent de gros fumeurs !). Mais, on
le conçoit aisément aussi, cette vasoconstriction ressort essentiellement d'états pathologiques, voire de lésions. On ne
peut pas raisonnablement envisager que des gens soient assez stupides que pour malmener gravement leur santé aux seules fins de réaliser un
exploit traditionnel ponctuel. Il faut donc avoir recours à des techniques qui permettent d'arriver au même résultat sans les
inconvénients. L'absorption de certaines substances, parfois
naturellement présentes dans l'organisme ou produits par celui-ci de façon hormonale, comme l'adrénaline, peut aboutir à ce résultat.
Or donc, l'état d'excitation - par exemple dans le cadre festif de l'événement - et certaines techniques de concentration peuvent provoquer
une vasoconstriction propre à insensibiliser, du moins partiellement, certaines régions du corps, dont les pieds et les membres inférieurs.
Il y a cependant aussi de gros inconvénients à cette théorie. Car si on y réfléchit bien, on aboutit finalement à peu près au même cas que
précédemment à savoir que l'insensibilité ainsi provoquée est insuffisante à expliquer le phénomène même si elle peut y participer.
Pour que les choses soient effectives et pleinement opérationnelles en elles-mêmes, il faudrait que l'insensibilité soit totale (anesthésie
locale, vasoconstriction naturelle ou provoquée mais poussée à son maximum) or, dans de tels cas, on aboutirait aussi à des problèmes
d'équilibre bien compréhensibles (le sujet ne sentant plus ses pieds ni ses jambes) et incompatibles avec le fait de danser pendant quelques
minutes.
Pour séduisantes et intéressantes qu'elles soient, les deux hypothèses qui précèdent ne peuvent donc, selon nous, être retenues que comme moyens accessoires et complémentaires à d'autres facteurs pour pouvoir expliquer la danse sur le feu.
Voyons donc la suite... HAUT - ACCUEIL - SOMMAIRE - PRÉCÉDENTE